"Les Collectionneurs" est un groupement qui fédère plus de 600 hôtels et restaurants ainsi qu’une « communauté » de voyageurs fidèles. La chaîne a fait partie du groupe Alain Ducasse jusqu’en 2018, date à laquelle le Chef en a cédé la majorité à Xavier Alberti, tout en restant actionnaire minoritaire et toujours son associé.
Il y a environ 2 ans, Xavier Alberti signait sur son blog « le temps d’écrire », un article « A table ! » passionnant. Il y mettait notamment en garde contre le fait que « nous nous soucions de moins en moins de savoir comment nous cuisinons et comment nous mangeons », et dénonçait à la fois « la désocialisation de la table » et « l’individualisation alimentaire ».
Aujourd’hui, les confinements successifs dus au Covid semblent avoir eu une conséquence positive sur les comportements des Français puisqu’on cuisine davantage qu’avant, et plus souvent en famille.
T&T :Que vous inspire ce « retour en cuisine » ? Estimez-vous qu’il est sous-jacent d’une prise de conscience et d’un changement des mentalités ou purement circonstanciel ?
Xavier Alberti : Je ne crois pas à la prise de conscience instantanée, je crois en revanche que l’expérience transforme la femme et l’homme à leur insu, dans le temps. Ainsi, la crise de la Covid-19 aura-t-elle des conséquences en forme de transformations sociales, économiques, politiques et culturelles, mais il est trop tôt pour que nous les apercevions clairement. Mon vieux maître, Bruno Etienne, nous répétait que les évènements qui transforment le monde passent toujours inaperçus aux yeux de leurs contemporains. Cependant, ce retour forcé au foyer laissera des traces, j’en suis convaincu… peut-être dans un premier temps en nous en éloignant encore plus dès que nous en aurons de nouveau la liberté. J’espère surtout que cela nous redonnera l’envie du partage collectif et de ce lieu qui l’incarne parfaitement, la table, que ce soit à la maison ou au restaurant. Nous avons envie de retrouver physiquement tous les êtres chers dont les restrictions sanitaires nous ont privés, j’espère que nous prendrons le temps de les retrouver attablés ensemble.
Je pense également que le processus de réappropriation de la cuisine avait précédé la crise Covid et que nous ressentions déjà, avant cette parenthèse subie, la nécessité de reprendre le contrôle de nos cuisines pour reprendre le contrôle de notre alimentation, après des décennies où nous avions délégué ce que nous mangions à des intermédiaires et avec les résultats que l’on connait. Sur ce thème du « si tu veux que ce soit bon pour toi, fais-le toi-même », nous avons entamé ce chemin de reconquête et c’est tant mieux.
Pour que cela s’ancre, il faut faire de l’alimentation un sujet de transmission prioritaire. La cuisine - en tant que pièce de la maison et en tant que ce que nous ingérons - est le lieu et le sujet central de la transmission entre les générations. Si nous redonnons à nos enfants le goût, l’odeur, la temporisation et donc le sens de ce qu’ils mangent, alors ils bâtiront leurs vies sur ces fondamentaux et les transmettront à leur tour. C’est là le principal défi pour remettre la cuisine au cœur de notre modèle culturel.
T&T : De façon plus personnelle, quels souvenirs gardez-vous de ou des cuisines qui ont jalonné et façonné votre enfance et plus tard votre vie d’adulte ? Quelle transmission a été la plus prégnante et comment vous efforcez-vous personnellement de la pérenniser ?
X.A : Je suis né dans une famille méditerranéenne où la table et la cuisine tenaient une place très importante, pour ne pas dire centrale : d’origine italienne du côté de mon père, provençale du côté de ma mère. Chez moi, se réunir était synonyme de déjeuner ou dîner, que ce soit à la maison, au cabanon ou sur une plage, il n’y a pas d’issue ! Les repas étaient également très codifiés que ce soit en ce qui concerne le rythme, l’ordre ou le rôle de chacun. Dans ma famille comme sur tout le bassin méditerranéen, la cuisine était d’abord le sujet des mères et des grand-mères. De ce côté-là, il y a probablement des efforts à faire pour que la cuisine soit un lieu partagé entre les femmes et les hommes, où chacun peut et doit porter et apporter sa part.
L’ail était omniprésente dans la cuisine de mon enfance. Et le goût dont je me souviens encore aujourd’hui est celui de la roustide que me cuisinait mon grand-père maternel Louis. Il était garde-champêtre. Quand j’étais tout petit, j’allais chez lui à Entrecasteaux, petit village varois, et il me préparait au petit déjeuner cette roustide : un morceau de pain de la veille, qu’il grillait légèrement puis grattait avec une gousse d’ail, avant d’y déposer deux anchois et un filet d’huile d’olive.
La table c’est aussi le lieu où l’on transmet, et d’abord les histoires, les secrets, les tensions, les sentiments… c’est resté pour moi le lieu incontournable de l’échange et de la discussion. Forcément assis, forcément sans téléphone ni télévision, forcément en respectant au minimum le triptyque entrée - plat - dessert. Nous essayons de maintenir cela dans notre famille aujourd’hui, au moins une fois par jour, souvent pour le diner. Nous essayons également de faire de la table un lieu d’apprentissage, celui des goûts, des odeurs, des saveurs et des ingrédients, de leurs saisons, de leurs terroirs. La table est à la croisée de tant de notre monde.
T&T : Cuisinez-vous ? Si oui quel est votre spécialité ? Plus généralement, quels sont vos mets favoris ?
X.A: Je suis un mauvais cuisinier car je n’ai pas appris. Cependant je cuisine un peu parce que ma femme est une excellente cuisinière et qu’elle me donne quelques conseils. Je cuisine mes pâtes évidemment, c’est ma part italienne. Très simplement, avec un peu d’huile d’olive, du persil ou de la menthe, par exemple. Ou avec une bonne poutargue. Mais surtout depuis quelques années, des plats traditionnels comme le bœuf bourguignon, le pot-au-feu, l’osso bucco… C’est finalement assez simple à faire et cela admet quelques marges d’erreur. Par ailleurs, j’aime l’idée que la table soit le lieu où l’on partage le même plat, ce qui est de plus en plus difficile du fait de l’individualisation des régimes alimentaires, sans viande, sans gluten, sans lactose, etc.
Enfin mon travail me donne souvent l’occasion de gouter de merveilleuses cuisines préparées par des Cheffes et des Chefs extrêmement talentueux. À leur contact et en particulier au contact d’Alain Ducasse avec qui je suis associé, je redécouvre la prédominance du produit dans sa forme la plus épurée, celle qui permet de revenir au goût originel.
Alain Ducasse est passionné par la naturalité, concept qu’il a inventé : comment nourrir durablement la planète ? Par exemple en mangeant beaucoup plus de légumineuses et de céréales – lentilles, pois chiches - et de poissons pêche durable, c’est-à-dire n’ayant pas de problème de stock halieutique, comme les poissons bleus.
Je me régale à découvrir des ingrédients, des produits très simples qui peuvent être sublimés. Goûter un très bon maquereau parce qu’il sera incroyablement cuisiné et assaisonné, par exemple. La cuisine prend toute sa force quand elle est capable de nous faire redécouvrir le goût d’un aliment par la capacité qu’à l’homme à le cuisiner intelligemment. La vraie grande cuisine pour moi c’est celle qui permet de trouver un goût d’exception à un produit banal.
À ce titre je crois que mes plats préférés sont probablement les plus simples : une poêlée de cèpes, des coquillettes au jambon légèrement gratinées, quelques sardines avec un peu de pain et de beurre… et un verre de vin, évidemment.
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